RENE MAGRITTE, UN DESTIN PARTICULIER DE LA PULSION SCOPIQUE PETIT ESSAI DE PSYCHANALYSE APPLIQUEE
Jacques ROISIN
Je suis venu ici sur l'invitation de Jean Kinable, pour vous parler de mon travail concernant le peintre René Magritte. Je peux dire qu'il a été une passion de ma vie : j'ai consacré à ce travail plusieurs années de mon temps libre. Il s'agissait — je l'ai souligné avec insistance auprès de Jean Kinable — d'une véritable enquête biographique, à la recherche de ce que fut la vie du peintre depuis sa naissance (le 21 novembre 1898) jusqu'au moment de sa révélation dite "surréaliste" (dans le courant de l'année 1926). Pour des raisons diverses le récit de cette enquête, terminée il y a 5 ans, n'a jamais été publié. A deux reprises seulement, je me suis penché sur le matériel collecté dans un abord psychanalytique — c'était en vue de communications auprès de mes collègues de l'Association Freudienne, il y a plusieurs années déjà. Ce sont ces notes que j'ai entièrement retravaillées à votre intention. Vous prendrez donc les propositions que je vous adresse pour ce qu'elles sont : des hypothèses de travail non entièrement exploitées, et vous voudrez bien m'excuser de ce fait pour le caractère brouillon de certains moments de mon intervention. Si l'on veut malgré tout me trouver quelque mérite, j'espère que ce sera celui d'avoir tenté des pistes nouvelles dans l'interrogation psychanalytique d'une oeuvre peinte. C'est en effet par un petit exercice de psychanalyse appliquée que je réponds à l'invitation qui m'a été faite.
Une croyance s'est propagée chez les amateurs de la peinture de Magritte. Selon celle-ci, le suicide de sa mère (survenu le 23 février 1912 à Châtelet ) serait la cause du fait qu'il devint peintre. Les tableaux Les Rêveries d'un promeneur solitaire et Les Eaux profondes évoqueraient cet événement tragique. Peut-être comprendrez-vous la source de cette croyance après m'avoir entendu. Elle est avant tout pour moi l'occasion de dénoncer la vraie croyance : celle qui consiste à croire que la psychologie ou la psychanalyse pourrait expliquer l'art, ce qui est tout aussi bête que son contraire : croire, parce qu'il s'agit d'art, que la psychanalyse ne pourrait rien dire de la résonance subjective de l'acte de peindre ou de telles ou telles oeuvres d'un artiste. Car il faut nettement séparer l'art et l'inconscient ou le désir dont s'occupe la psychanalyse et la production artistique qui réside dans le dépassement du désir.
Figure 1. Les rêveries d'un promeneur solitaire, 1926
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Figure 2. Les eaux profondes, 1941-42.
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Mais commençons par le commencement.
Un nouvel art de peindre
| Lorsqu'en 1925 un ami de Magritte lui montre la reproduction du tableau de Chirico Le Chant d'amour (fig. 3), "le peintre ne peut retenir ses larmes"; "ce fut, dira-t-il plus tard, un des moments les plus émouvants de ma vie", "mes yeux ont vu la pensée pour la première fois", "il s'agit d'une nouvelle vision où le spectateur retrouve son isolement et entend le silence du monde". Désormais, parce que Chirico lui a montré la voie, Magritte saura qu'il s'agit de se préoccuper exclusivement "de ce qu'il faut peindre et non plus de comment peindre".
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Figure 3. Le chant d'amour,Chirico, 1914.
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Il traverse dans la fièvre une période de "tâtonnements laborieux" (fig. 4 et 5) au cours de laquelle il "trouve son premier tableau" : La fenêtre (fig. 6). Enfin, à partir de la réalisation du "Jockey perdu" (fig. 7) en 1926, qui fut sa "première toile surréaliste vraiment réussie", Magritte instituera une fois pour toutes la théorie, qu'inlassablement il répétera dans ses textes, dans ses lettres à ses amis, dans ses réponses aux journalistes, de ce qu'il baptise "un nouvel art de peindre" .
Figure 4. Le goût de l'invisible, 1925.
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Figure 5. Le gouffre argenté, 1926.
| Figure 6. La fenêtre, 1925.
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"— L'art de peindre pour moi [c'est Magritte qui parle] est un moyen de description. Il s'agit de décrire une pensée, mais bien entendu pas n'importe quelle pensée. Je ne peux pas décrire une pensée qui est celle de la durée par exemple. Il appartient à un écrivain de le faire. Je ne peux décrire qu'une pensée qui consiste en des images de ce que le monde offre de visible, image d'un ciel, d'un arbre, d'une personne, d'une inscription, d'un solide. Cette pensée, cependant, n'est pas une juxtaposition de choses visibles. Elle ne mérite à mon sens d'être décrite que si elle est inspirée et elle est inspirée lorsque cette pensée unit des choses visibles de telle sorte que leur mystère soit évoqué.
Figure 7. Le jockey perdu, 1926.
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— Qu'est-ce que vous appelez une pensée inspirée? demanda le journaliste.
| — Et bien, c'est donc une pensée qui unit des choses visibles de telle sorte que le mystère soit évoqué. Un exemple : c'est un paysage nocturne sous un ciel ensoleillé [L'Empire des lumières]. L'union de la nuit et du jour sans aucun doute évoque le mystère."
"Ainsi, dira-t-il souvent, je montre de la poésie que j'identifie à la description de la pensée inspirée", et encore "ces pensées qui suggèrent le mystère ressemblent alors au monde car le monde est mystère."
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Figure 8. L'empire des Lumières, 1954.
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Le tableau L'empire des lumières (fig.8 ) a été inspiré à Magritte par un poème de Lewis Carroll:
| "... le soleil sur la mer brillait
il brillait de toutes ses forces
il faisait de son mieux pour rendre
les flots étincelants et calmes.
Et c'était très bizarre, voyez-vous, parce que
c'était au milieu de la nuit."
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J'aime doublement cette toile, et pour son effet réussi de mystère, et pour la résonance biographique qu'elle m'évoque, car j'ai rencontré dans mon enquête sur la vie de René Magritte de multiples incarnations du jour et de la nuit dans les unions du père et de la mère, de Georgette et de René Magritte, des Magritte d'avant et d'après surréalisme...
Cependant, depuis le moment de la révélation, Magritte n'a plus bougé ni dans son type de peinture ni dans les préoccupations qui la soutenaient. La période Renoir (rebaptisée après-coup Le surréalisme en plein soleil ) et le moment Vache en manifestent les deux seules exceptions. En 1943, contrastant avec le désespoir ambiant de la période de guerre, Magritte se lance dans une peinture d'inspiration impressioniste afin d'allier à sa recherche personnelle l'expression des sentiments de légèreté, d'insouciance, de bonheur. Les titres évocateurs sont Le Premier jour (fig. 9), La Moisson, Les Heureux présages... Par ailleurs, la soi-disant "période" Vache, ne fut qu'une vacherie, un pied de nez commis par Magritte à l'intention des critiques et du public parisiens qui s'étaient soudain, en l'année 1948, emparés de son nom et réclamaient "du Magritte". Les amis de Magritte m'ont raconté comment il procéda. Il remarqua dans une revue des illustrations qu'il jugea affreuses, et s'en inspira pour exécuter en une semaine, selon les uns, en deux, selon les autres, les tableaux les plus laids (fig. 10) qu'il put concevoir — c'est en tout cas ce dont il se vanta auprès d'eux.
Figure 9. Le premier jour, 1943.
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| Figure 10. Le galet, 1948. |
Mais la trouvaille de sa voie en peinture, c'est-à-dire de son activité de peintre et de la théorisation qui l'accompagnait, eut un effet sur la personne de Magritte. Il se produisit un changement de caractère. Enfant, Magritte avait été traité de possédé du diable, de terreur de son quartier, tant son comportement avait été d'une subversion radicale. Jeune marié, il fut tyrannique avec son épouse. Il me semblait qu'il s'agissait d'un tout-autre personnage lorsque mes interlocuteurs me parlaient du Magritte d'après 1926 : il était entré dans une vie routinière, peignant à heures fixes, s'était transformé en époux soumis et désormais tout attentionné... Où donc était passée sa subversion?
Quelques propositions concernant la vie psychique de René Magritte
Revenons à sa peinture, elle devait manifester le mystère du monde. A plusieurs reprises, Magritte rapporta son goût du mystère à quelques événements de l'enfance.
Premier souvenir
"— D'où est venu ce sens du mystère?" demanda un journalistefn 1.
René Magritte répondit :
"— Le premier souvenir dont je me souvienne c'est quand j'étais dans un berceau et la première chose que j'ai vue c'était une caisse près de mon berceau, c'est la première chose que j'ai vue, le monde s'est offert à moi sous l'apparence d'une caisse."
Deuxième souvenir
"J'ai éprouvé un sentiment vivace d'étonnement en regardant, de mon berceau, quelques hommes qui enlevaient un ballon dégonflé tombé sur le toit de la maison de mes parents."
Troisième souvenir
Interrogé quant à sa réaction au suicide de sa mère, René Magritte évoqua — je vous lirai cet interview — "(...) des choses du même ordre que le ballon dégonflé, la caisse fermée (...)" et le sentiment de se trouver dans un monde mystérieux. A son ami Scutenaire, il avait livré quelques confidences à propos du suicide de sa mère. Voici comment Scutenaire a rapporté les propos que lui tint le peintre :
"Jeune encore, sa mère se suicida quand il avait douze ans. Elle partageait la chambre de son dernier né qui, au milieu de la nuit, s'apercevant de ce qu'il était seul, éveilla la famille. On chercha partout et vainement dans la maison puis, remarquant les traces de pas sur le seuil et sur le trottoir, on les suivit pour aboutir au pont de la Sambre, rivière du Pays."
"La mère du peintre s'était jetée à l'eau et, quand on repêcha son cadavre, elle avait le visage couvert de sa chemise de nuit. On n'a jamais su si elle s'en était caché les yeux pour ne point voir la mort qu'elle avait choisie ou si les remous l'avaient ainsi voilée."
J'ai d'abord interrogé le souvenir du suicide en tant que souvenir-écran, c'est-à-dire dans la seule question suivante : quels qu'aient été les faits dans la réalité, la scène racontée par Magritte se trouve-t-elle en connexion avec son désir ? Je vous présente quatre motifs de ma réponse affirmative.
1. Le voile sur la mort, dans le souvenir, tout comme l'attitude de l'homme au chapeau melon, tournant le dos au cadavre, dans Les Rêveries d'un promeneur solitaire, sont métaphores de l'attitude personnelle de René Magritte : celle-ci consista à poser un voile devant les effets que produisit sur lui la mort de sa mère. Je vous en donne quelques illustrations.
Scutenaire avait rapporté, dans sa monographie, la réaction toute particulière de René Magritte au moment des faits.
"Le seul sentiment, écrivit Scutenaire, dont Magritte, à propos de cet événement, se souvienne — ou imagine se souvenir — est celui d'une vive fierté à la pensée d'être le centre pitoyable d'un drame."
J'ai, de mon côté, interrogé le "grand camarade" d'enfance de Magritte concernant la réaction de son ami René à la disparition puis à l'annonce du décès de sa mère. Je laisse de côté les passages de ce témoignage, au caractère trop anecdotique
Raymond Pétrus avait conclu :
"René n'a jamais rien montré, je ne l'ai même pas vu pleurer, alors que nous, les gamins de la rue, nous avons pleuré pendant quinze jours... et sommes restés sans sortir tellement nous étions effrayés d'avoir entendu une chose pareille : la maman Magritte s'est suicidée! Non c'est bien exact, je dois le dire... et il ne reparla jamais plus de sa mère."
Il ne reparla jamais plus de sa mère , m'avait dit Pétrus: telle fut effectivement l'attitude de René Magritte désormais — j'entends par là : durant sa vie entière. En effet...
Des nombreux textes de Magritte, un seul contient une référence à la mort de sa mère. Dans l'Esquisse autobiographique écrite en 1954 — sept ans donc après la parution du livre de Scutenaire — on peut lire la petite phrase suivante : En 1912, sa mère Régina ne veut plus vivre. Elle se jette dans la Sambre.
Dans les interviews du peintre, la mort de sa mère ne fut évoquée qu'à deux reprises. Ainsi en 1961, un journaliste lui posa explicitement la question du suicide de sa mère. Ecoutez bien et la question et la réponse fn 2 :
"Au cours d'une longue conversation, nous lui avons demandé si le suicide de sa mère dans les eaux de la Sambre, l'avait profondément marqué. Voici sa réponse :
"— Bien sûr, ce sont des choses qu'on n'oublie pas. Oui, cela m'a marqué, mais pas dans le sens que vous pensez. Ce fut un choc. Mais je ne crois pas à la psychologie, pas plus que je ne crois à la volonté qui est une faculté imaginaire. La psychologie ne m'intéresse pas. Elle prétend révéler le cours de notre pensée et de nos émotions, ses tentatives s'opposent à ce que je sais, elle veut expliquer un mystère. Un seul mystère : le monde. La psychologie s'occupe de faux mystères. On ne peut dire si la mort de ma mère a eu une influence ou non ... Au cours de mon adolescence, j'ai ressenti des choses du même ordre que le ballon dégonflé, la caisse fermée. Très souvent, j'avais (et j'ai encore) le sentiment de me trouver dans un monde mystérieux: une rue, un visage, le ciel m'apparaissent sous des aspects inconnus, insolites. C'est alors que la pensée ressemble au monde ..."
Certes, il y eut les propos que Magritte tint auprès de Scutenaire, mais je voudrais vous souligner l'insistance dont dut user son ami. Laissez-moi vous restituer le contexte de cette confidence du peintre, car son importance me semble grande.
Une complicité dans la subversion surréaliste unissait le peintre et l'écrivain depuis leur rencontre en 1927. Dans le courant de l'année 1940, Scutenaire décida de consacrer une monographie à René Magritte, et il entama avec lui une série de discussions-interviews. Mais la guerre survint et retarda la publication du manuscrit fn 3, le René Magritte de Scutenaire ne parut qu'en 1947 fn 4. Un an plus tard, Scutenaire reprit ses notes, il posa à Magritte quelques questions supplémentaires concernant son passé, et il rédigea un second texte intitulé René Magritte fn 5.
Lorsque j'interviewai Scutenaire au sujet de Magritte, il se mit à rire en se rappelant l'attitude de René face à son passé.
"Il avait l'air incapable de se remémorer. Vous rendez-vous compte, me disait Scutenaire à la fois amusé et stupéfait, il ne parvenait même pas à se rappeler le prénom de son père! Il cherchait : «Léon?... Non ce n'est pas Léon!... François?... Non!...». Il lui fallut un quart d'heure au moins pour retomber finalement sur le prénom exact de son père : Léopold. Il fallait le voir peiner quand je lui posais mes questions! "dit encore Scutenaire, et il avait conclu: "Si je l'avais écouté, j'aurais écrit au chapitre «Passé» : Rien!"
C'est grâce à la ténacité de Scutenaire, car il revint à la charge à plusieurs reprises, que René Magritte lui livra quelques rares souvenirs d'enfance; mais le peintre semblait alors — je vous parle à partir du témoignage de Scutenaire — incapable de situer ceux-ci avec quelque précision de temps ou de lieu : la scène se passait-elle à Lessines, à Gilly, à Châtelet? Toutes ces questions dérangeaient René Magritte fn 6...
A l'époque précisément où il rédigeait son livre consacré à Magritte, Scutenaire, curieux de détails supplémentaires, s'était un jour adressé à Georgette Magritte : "Ainsi la mère de René s'est suicidée!" s'était-il exclamé. Cette phrase stupéfia Georgette, car René ne lui avait jamais confié la chose. Quelques temps plus tard, Scutenaire lui demanda si elle en avait reparlé avec René, et Georgette lui rapporta quelle avait été la réaction de René Magritte :On ne parle pas de ces choses là! avait-il répondu fn 7
"— Les événements survenus dans l'enfance sont souvent déterminants. Magritte vous a-t-il parlé des siens? demanda René Passeron.
"— René ne m'a jamais parlé de sa mère, répondit Georgette, il ne m'a rien confié de ses proches. Ni le passé ni l'avenir ne l'intéressaient, seulement le présent (...).
"— Et la mort? demanda encore Passeron.
"— «Ne parlons pas de cela ...» me disait-il.", répondit Georgette.
Telles avaient donc été à nouveau les paroles de René Magritte!
Paul, le plus jeune frère de René, eut une attitude assez semblable. Betty Magritte, la veuve du musicien, me dit à plusieurs reprises lors de nos rencontres, qu'elle ne sut "quasi-rien de son passé", et qu'elle apprit le fait du suicide par une note dans un catalogue et par une discussion avec Georgette.
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2. J'avais fait allusion à une seconde interview où fut évoqué le suicide de Madame Magritte. René Magritte y semble relier confusément la genèse de son activité de peintre à l'avènement de ce drame — il faut entendre ceci avec un point d'interrogation. L'interview était menée sur le mode d'un questionnaire fn 8, et Michel Georis du journal Le Peuple avait demandé :
"— Quand avez vous commencé à dessiner, à peindre?
"— Très jeune, vers six ou sept ans, avait répondu René Magritte. Je fréquentais plus tard l'Athénée de Charleroi et j'aimais beaucoup dessiner et peindre. Ma mère était morte alors que j'étais fort jeune. Mon père aimait mes dessins, ma peinture ... Il était bienveillant et encourageait ma vocation."
3. Le voile présent dans le récit du souvenir se multiplie à travers une chaîne de substituts dans de nombreuses toiles (certaines de celles-ci évoquent peut-être le suicide).
Vous connaissez certainement la présence obsédante des rideaux dans l'oeuvre de Magritte. Il est à remarquer que la toute première activité de peintre de René Magritte a consisté — selon les témoignages que je recueillis auprès de ses amis d'enfance — à représenter des rideaux d'église; ensuite, avant qu'il ne se soit mis aux tableaux, il peignit des décors de théâtre.
Si vous consultez un catalogue des oeuvres de Magritte, vous rencontrez également : de nombreux voiles (reportez-vous à L'Histoire centrale [fig. 11] et Les Amants ), l'occultation du visage par un objet (La Grande guerre, Le Fils de l'homme ), mais aussi l'occultation de l'absence de visage par des mains (Le Genre nocturne [fig. 12] ), ou encore le remplacement du visage par une tête de mort (La Gâcheuse, La Joconde ), par une boule de lumière (Le Principe de plaisir ), etc
Figure 11. L'histoire centrale, 1928.
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| Figure 12. Le genre nocturne, 1928. |
4. La question de ce qui est caché dans le visible tient une place centrale dans le discours de René Magritte à propos de sa peinture, le peintre la déployait à travers deux thèmes: celui du cacher et du montrer, celui du mystère. Je vais y revenir.
Pour toutes ces raisons, je considère le souvenir du suicide en tant que souvenir-écran, et l'on verra que l'interprétation que j'en propose, lorsqu'elle concerne une fonction radicale du souvenir-écran, éclaire le sens des deux autres souvenirs. Mais je vais situer d'abord la double direction des interprétations en psychanalyse. Elles se focalisent, en effet, vers la répétition du traumatisme (telle que Freud l'a abordée au moment de L'au-delà du principe de plaisir ), et le retour du refoulé (dont la théorie traverse toute l'oeuvre freudienne).
Du côté du traumatisme. Qu'est-ce qu'un traumatisme : c'est l'impact psychique issu de la rencontre d'une destruction indicible. Travaillant dans un Service d'aide aux victimes, je reçois de nombreuses personnes consultant suite à un événement traumatisant. L'écoute analytique de ces personnes m'a permis de réaliser que l'événement tient son pouvoir et sa résonance traumatique de confronter crûment l'homme à sa possibilité mortelle, c'est-à-dire de réveiller brutalement le traumatisme d'existence. Si les traumatisés sont pris dans le conflit de l'oubli et de la mémoire, la sortie du vécu traumatique est ailleurs, elle est dans l'assomption de son existence comme vivante et mortellefn 9. Il est certain que le refus de parler de la mort de sa mère, que j'ai longuement déployé devant vous, comme la retenue des larmes, témoignaient, chez Magritte, de l'impossibilité de dire le traumatisme et de la fuite de la mémoire en tant que traumatique.
| Comment ne pas penser ici à La Mémoire (fig. 13) : une tête de jeune femme, tête de marbre ou de plâtre, entourée des objets chers à Magritte — ciel, nuages ou lune, rideaux, grelot, feuille d'arbre — est posée sur un mur devant une étendue d'eau, elle porte à l'endroit de la tempe une flaque de sang. Dans le prolongement de tout ceci, je propose à la discussion la question suivante : dans quelle mesure l'activité de peindre de René Magritte participait-elle du contre-investissement vis-à-vis du traumatisme, ou dans quelle mesure permettait-elle de pallier à l'impossibilité de dire le vécu traumatique ?
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Figure 13. La mémoire, 1948.
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Du côté des désirs. Je ne reviendrai pas ici sur la théorie du désir refoulé, elle vous est familière, elle fut l'axe des interprétations de Freud, y compris lorsqu'il fit des essais de psychanalyse appliquée. Dans une telle conception, le souvenir d'enfance est nommé souvenir-écran, en tant que construction d'après-coup recouvrant des désirs infantiles refoulés.
Mais à partir de Jacques Lacan une nouvelle interprétation visant une fonction plus radicale du souvenir-écran peut être tentée, lorsque la mise en scène figure, au-delà des désirs, l'apparition de l'«objet a» et la présence de l'écran qui l'occulte. J'utilise ici un concept que Lacan a créé dans le cadre de son séminaire XI consacré à Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse fn 10. Laissez-moi vous préciser immédiatement que l'objet dont il est question dans les souvenirs de Magritte est celui de la pulsion scopique. De quoi s'agit-il ?
L'invention du concept d'«objet a» procède d'une réflexion sur les pulsions où s'étayent les désirs inconscients, et sur la présence agissante de la pulsion de mort au sein de ces pulsions.
1° Lacan insiste sur le fait que les différents champs pulsionnels, loin de se réduire à de l'instinctuel dans l'homme, sont des lieux d'expérience où l'enfant rencontre le désir de l'Autre et se constitue son désir propre. Ces lieux ont un sens, celui de confronter l'enfant à certains registres des relations humaines. Ainsi dans l'oralité se joue la relation primitive au monde extérieur avec le désir d'incorporer, de cannibaliser le monde, de s'en combler. Mais l'enfant rencontre la nécessité du sevrage et, par là, est introduit à un conflit humain fondamental. Dans la pulsion anale l'enfant joue la question des échanges, du contrat, du don... qu'il éprouve corporellement entre lui et son entourage par l'intermédiaire de ce qu'il peut produire comme offrande. Il ne s'agit donc pas uniquement du plaisir de chier, mais retenir ou non ses féces et toute autre production de sa part est une façon de jouer avec le don et la maîtrise dans les relations à l'autre, et l'enfant va rencontrer la perte dans les échanges. Il en est ainsi encore pour les autres pulsions...
2° Lacan repense alors la présence agissante de la pulsion de mort au niveau de ces pulsions sexuelles. Il réalise en effet que l'objet fondamental de la pulsion est frappé de pulsion de mort, que cet objet n'est pas l'objet de la nostalgie pré-conflit, tel qu'on peut le fantasmer comme ce qui était à l'origine et que l'on a perdu. Il s'agit de l'objet en tant que représentant la perte mortifère et non le paradis perdu. J'insiste pour qu'on l'entende, l'«objet a» est le produit du conflit et non l'imagination de son antériorité: dans l'accrochage à l'objet, ce que recherche le sujet c'est de rejouer sa perte dans les relations de désir à désir, bien plus que de fantasmer un objet comblant (ce que manifeste l'attachement au sein, comme dans le gavage oral, ou à l'objet anal qui représente la perte dans les échanges...). Ce registre de l'échec qui fait traumatisme dans le désir du sujet, Lacan l'appelle la dimension du réel, au-delà des représentations imaginaires et symboliques des désirs. Le réel qui, insiste Lacan, est le coeur de la répétition dont a parlé Freud, se produit comme par accident ("tuchè") et se répète comme tel ("automaton"). Nous avons ici affaire au caractère "réel" de la vie, qui cause l'expérience brutale de faire partie de la réalité des choses, loin d'un sentiment que la vie n'est qu'un rêve. Par le concept d'«objet a», Lacan nomme ce point central pulsionnel de tout désir, qui est son point traumatique. Que ceci ne nous fasse pas méconnaître qu'il concerne le registre du traumatisme des désirs et non le traumatisme d'exister que, par opposition au précédent, j'ai appelé traumatisme pur.
Plusieurs séances du Séminaire XI sont consacrées à penser l'«objet a» dans le registre scopique du désir. Pour introduire à sa conception, Lacan renverse la schéma classique de la vision : le sujet, de spectateur construisant sa vision dans l'image d'un objet, est mis en position de tableau recourant à un écran vis-à-vis du regard des choses, qui l'inonde. De même, il s'agit à ce niveau du désir, de ce qui ne peut pas se voir mais tue toute représentation imaginaire en tant qu'illusion, c'est le mauvais oeil, oeil de la mort (qui, pourrait-on dire, décompose ce que l'imaginaire compose), l'oeil en tant que chargé de cruauté, d'envie désespérante mortifère, nommé regard par Lacan. S'il s'agit bien de situer le sein, les féces, le regard et la voix - qu'abusivement on nomme "objets" - en tant que lieux où la confrontation au réel se joue, ne pourrait-on nommer celle-ci, au niveau scopique : décomposition ?
Revenons-en aux souvenirs de Magritte, et visons l'au-delà des désirs qui peuvent y être mis en scène. J'y situe comme tenant-lieu de l'objet scopique :
le regard de la mort et le voile qui le cache, dans le souvenir du suicide;
le dégonflement qui lui tombe dessus et surprend l'enfant qui regarde, dans le souvenir du ballon échoué;
le "qu'est-ce", articulation signifiante minimale de la question qui lui apparaît comme première manifestation visible du monde, dans le souvenir de la caisse fermée.
Il faut s'étonner ici de la présence de l'«objet a» au niveau du texte même des souvenirs d'enfance, alors qu'il n'apparaît le plus souvent que dans les associations liées au souvenir. Cette particularité révèle le caractère de surgissement brutal et saillant de l'objet scopique dans la vie psychique de René Magritte.
Je suis allé directement à l'«objet a». On pourrait pourtant interroger les désirs inconscients qui s'appuient sur l'objet scopique et que la mise en scène des souvenirs évoque. Les ballons font retour dans Les belles relations (fig. 14), Lorsque l'heure sonnera...
Figure 14. Les belles relations, 1967.
SE TROUVE DANS LE CAHIER 5
Les caisses apparaissent dans les tableaux sous l'aspect de cercueils, ainsi dans Perspectives I et II (fig. 15 et 16), Magritte a reproduit Le Balcon de Manet et Madame Récamier de David, en substituant aux personnages, l'un assis, l'autre couché, des cercueils se tenant dans les mêmes positions; mais il faut penser également à la phrase que Magritte lançait à Scutenaire, elle affirmait :"nous sommes dans une cave et il n'y a même pas de soupirail!"... Les questions suggérées concernent la relation du peintre à la naissance et à la mort, et cette relation semble prisonnière de son lien à la mère... Où ceci pourrait-il nous mener ? Essayons brièvement.
Figure 15. Perspective I. Madame Récamier de David, 1950 Perspective II. Le balcon de Manet,1950.
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Je ne sais ce qui fut antérieur : la formation de ces souvenirs ou le décès, dans la réalité, de la mère ? Mais les souvenirs peuvent tous se rapporter à ce décès : caisse, ballon dégonflé et échoué (comme le corps de la mère gorgé d'eau )... je veux dire que cette mort est venue concrétiser du fantasme. Revenons-en au souvenir dont le récit contient un tel pouvoir de fascination. En quoi consisterait donc celui-ci?... Ni l'éternité muette des Eaux profondes, ni l'éloignement du Promeneur solitaire, ni le meurtre de La Mémoire ne cachent la seule douleur du peintre. Il y a de la jouissance extrême dans la scène du souvenir! La chemise de nuit ne recouvre que le visage, c'est le visage d'une morte; le reste du corps est intégralement nu, c'est le corps d'une mère et il est en décomposition. Reportons-nous à ces deux tableaux que voici : dans Le Viol (fig. 17) un visage — que le souvenir disait caché à la vue — est le corps féminin nu lui-même, et dans La Philosophie dans le boudoir (fig. 18), une chemise de nuit porte sur elle-même les caractères sexuels qu'elle serait censée recouvrir
Le peintre ne nous suggérerait-il pas à son insu : le non-détachement de son désir sexuel incestueux d'avec l'objet scopique ?
Figure 18. La philosophie dans le boudoir, 1947.
Figure 17. Le viol ,1934. Figure 17b. Le viol II ,1948.
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Je conclurai ce premier point par deux remarques.
Reposons-nous la question de l'effet psychique que produisit sur René Magritte le suicide de sa mère. Je propose de reconstruire les choses comme suit. Une part de l'impact fut sans aucun doute de l'ordre du traumatisme pur, dont témoigne l'impossibilité dans laquelle se trouva Magritte sa vie entière de jamais pouvoir reparler de la mort de sa mère. Mais sous l'interrogation insistante de son ami Scutenaire, est apparue la façon dont Magritte put, au moins partiellement, assumer son traumatisme : celui-ci s'est inscrit dans la chaîne répétitive de sa position pulsionnelle inconsciente, c'est-à-dire dans le registre scopique qui constitue depuis sa petite enfance le centre traumatique de ses désirs inconscients. On peut donc parler d'une assomption désirante du traumatisme, et celle-ci, qui constitue toujours une réussite pour un sujet, fut partielle dans le cas de Magritte.
Interrogeons également le destin psychique des morceaux de réalité que Magritte a repris dans ses souvenirs et ses oeuvres. Je tiens à souligner, loin de toute considération déterministe, leur statut de matériel utilisé par l'inconscient du sujet, et j'ai choisi de les nommer pour cette raison précise restes biographiques, à la façon dont Freud a nommé restes diurnes les éléments de la veille entrant dans la composition d'un rêve. Je pourrais énumérer ici un grand nombre de ces restes (des grelots pendant au cou des chevaux, au petit mur d'où la mère s'est jetée dans la Sambre), et poser la question suivante : le statut de ces restes ne serait-il pas différent selon qu'ils sont marqués de l'impact du traumatisme (qui fige dans la répétition pure), ou qu'ils sont travaillés par le désir du sujet (qui transforme au gré de son positionnement ) ?
J'ai donc souligné la présence centrale, envahissante, de l'objet scopique dans la structuration psychique de Magritte. Si l'on ose l'hypothèse que l'expérience pulsionnelle essentielle, par laquelle tous les peintres sont en relation avec la peinture, est de l'ordre du scopique, il s'agit d'aborder maintenant la présence spécifique de cet objet nommé regard, telle que la mobilise la peinture de René Magritte.
Le regard et la peinture de René Magritte
Quelle est en effet la résonnance subjective particulière de la recherche et de la réalisation picturales de René Magritte ? Je propose de considérer qu'elles sont tout entières organisées autour du surgissement scopique de la réalité. C'est la révélation brutale, pour le peintre Magritte, de l'objet dans son statut scopique, c'est sa recherche d'élaborer autour de lui, dans une construction toujours à refaire, un sentiment et une pensée du mystère.
I. La présence du regard (l'objet scopique) dans la peinture de René Magritte
1. On interrogea souvent Magritte sur les différents éléments représentés dans ses tableaux : s'agissait-il de symboles, lui demandait-on, d'objets, d'images? Magritte répondait par son expérience scopique du monde :
"On ne peut peut-être pas parler d'objet d'une manière absolue. Ce sont des images que je montre, et la personne humaine figure dans mes tableaux au même titre que des objets, que des choses — un arbre, un ciel, un animal, etc... L'objet peut être le contenu d'une pensée. Je dirais que le monde offre des choses visibles ; ce que le monde offre de visible est immédiat. Alors que si j'employais le terme "objet", cela supposerait une réflexion antérieure qui distinguerait dans le visible des objets et ce qui n'est pas un objet. L'homme est une apparition visible comme un nuage, comme un arbre, comme une maison, comme tout ce que nous voyons (...)."
Sachez — je ne développerai pas ce point aujourd'hui — que le rapport entre la vision et le statut de réalité du vu était en question dans les recherches picturales de Magritte bien avant qu'il n'ait trouvé sa voie en peinture.
On trouve dans La tentative de l'impossible (fig. 19) la représentation extrême d'une conception du visuel qui fasse réalité. Ce tableau représente un peintre au travail, peignant sa femme, et celle-ci naît de l'acte de peindre sous les traits d'une femme vivante.
Figure 19. La tentative de l'impossible, 1928 Figure 19 b. Magritte photographié devant sa toile.
2. Regardez le tableau La Grande Guerre ( fig. 20 ).
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Figure 20. La grande Guerre, 1964.
Ce tableau met en figuration une tension inhérente à une telle expérience scopique, que Magritte a décrite dans les termes suivants: "J'espère bien débarrasser les choses que je montre de tout symbole. Par exemple, prenez cette toile intitulée "La grande guerre", où l'on voit un personnage en chapeau melon dont le visage est caché par une grosse pomme. Inutile de vous dire que je n'ai pas pensé à la guerre en peignant ["rien à voir avec 14-18!", dit-il également à propos de cette toile]. La pomme c'est du visible apparent qui cache du visible caché (le visage du bonhomme). Dans le monde, tout se passe toujours comme ça. Donc, c'est une sorte de tension, de guerre: notre esprit cherche à voir ce que nous ne pouvons pas voir (...)"
Voir ce que nous ne pouvons pas voir, n'est-ce pas là une bonne définition de la pulsion scopique. Ce désir (de voir ce que nous ne pouvons pas voir) affectait Magritte dans ses goûts et dans ce qui le poussait à peindre. Magritte adorait les devinettes et autres problèmes à résoudre qu'il avait baptisés "les énigmes à clé". Mais sa peinture s'occupait, elle, aimait-il répéter, de la seule véritable énigme, "l'énigme sans clé" : le mystère du monde. Un seul invisible, affirmait Magritte, le pourquoi de l'existence des choses, mais les choses n'existent pour nous qu'en tant qu'elles sont visibles.
Ainsi la tension entre le visible apparent et le visible caché tenait lieu de tension entre le visible et le regard et, au-delà, entre le visible et une question qu'il nommait "le mystère".
3. Si certaines peintures figurent cette préoccupation, d'autres présentifient directement le caractère de réalité crue, traumatique, surprenante, inhérente à une expérience "réelle" du monde, dans un renforcement tel du caractère de réalité que celui-ci en devient inquiétant.
Regardez donc les reproductions de ces tableaux tout en entendant ces paroles de Magritte : "Je veux faire hurler les objets" disait-il, et encore : "l'existence du monde et la nôtre est un scandale pour la pensée".
Voici Le Modèle Rouge (fig. 21). "Le problème des souliers démontre combien les choses les plus effrayantes passent par la force de l'inattention pour être tout à fait inoffensives. On ressent grâce au «Modèle Rouge» que l'union d'un pied humain et d'un soulier relève d'une pratique monstrueuse." Dans les exemples qui suivent, Magritte a recouru au dépaysement des objets (afin de répéter cette expérience scandaleuse de surgissement de l'objet scopique).
Figure 21. Le modèle rouge , 1935. Figure 22. L'échelle de feu , 1933.
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Voici L'Echelle de feu (fig. 22) et La découverte du feu. (fig. 22b ) . "La découverte du feu" me donna le privilège de connaître le même sentiment qu'eurent les premiers hommes qui firent naître la flamme par le choc de deux morceaux de pierre. J'ai imaginé à mon tour de faire brûler un morceau de papier, un oeuf et une clef."
Figure 22b. La découverte du feu , 1939.
J'en viens au fait de mon hypothèse. Sans doute la peinture, abordée dans sa résonance subjective inconsciente, est-elle une façon de se débrouiller avec la pulsion scopique. Quelle serait donc, quant à la présence particulière de la pulsion scopique, la spécificité de la peinture de Magritte ? Le génie de Magritte, sa réussite est d'avoir pu, dans sa peinture, figer l'instant d'apparition, de surgissement du regard, il nous adresse comme un donner-à-voir de l'objet scopique lui-même (ce qui est une expression nécessairement forcée). C'est pourquoi on n'entre pas dans la peinture de Magritte, on la reçoit comme un coup de poing dans l'oeil. Voici encore :
La durée poignardée (fig. 23). "L'image d'une locomotive est immédiatement familière, son mystère n'est pas perçu. Pour que son mystère soit évoqué, une autre image immédiatement familière — sans mystère — l'image d'une cheminée de salle à manger a été réunie à l'image de la locomotive (je n'ai donc pas réuni à une image familière une image soi-disant "mystérieuse" telle que par exemple : un martien, un ange, un dragon ou un autre être dit "mystérieux" par erreur : il n'y a pas en effet des êtres mystérieux et des êtres non mystérieux. La puissance de la pensée se manifeste en dévoilant, en évoquant le mystère des êtres qui nous semblent familiers (par erreur, par habitude). J'ai pensé à réunir l'image d'une locomotive à l'image d'une cheminée de salle à manger dans un moment de "présence d'esprit". J'entends ainsi, ce moment de lucidité qu'aucune méthode ne peut faire apparaître. Seule, la puissance de la pensée se manifeste alors : nous pouvons être fiers de cette puissance, être fiers ou exhaltés de ce qu'elle existe. Mais nous, à cet égard, ne comptons pas, nous nous bornons à assister à la manifestation de la pensée. Quand je dis : j'ai pensé à réunir, etc..., l'exactitude exigerait que je dise : la présence d'esprit s'est manifestée, j'ai connu ainsi comment l'image d'une locomotive devait être montrée pour que la présence de l'esprit se manifeste. L'Euréka d'Archimède est un exemple de la présence imprévisible de l'esprit."
Figure 23. La durée poignardée , huile, 1939. Figure 23b. La durée poignardée, dessin ,1935.
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Vous pouvez voir encore dans cette même résonance La chambre d'écoute, L'Anniversaire, Le Chateau des Pyrénées...
II. Le sentiment du mystère
1. Voici Les Vacances de Hegel (fig. 24) : "Mon dernier tableau a commencé par la question : comment peindre un tableau dont le verre d'eau est le sujet? J'ai dessiné de nombreux verres d'eau ..... etc ..... une ligne ..... se trouvait toujours dans ces dessins. Ensuite cette ligne ..... s'est écrasée ..... et a pris la forme d'un parapluie..... Puis ce parapluie a été mis dans le verre : ..... et pour finir le parapluie s'est ouvert et a été placé en-dessous du verre d'eau : ..... Ce qui me semble répondre à la question initiale. Le tableau ainsi conçu s'appelle : "Les vacances d'Hegel". Je crois que Hegel aurait aimé cet objet qui a deux fonctions contraires : repousser et contenir de l'eau. Cela l'aurait sans doute amusé comme on le peut en vacances (voir fig. 25) ?"fn 11
Figure 24. Les vacances de Hegel, 1958. SE TROUVENT DANS LE CAHIER 5
Figure 25. Lettre à Maurice Rapin, datée du 22 mai 1958.
Magritte avait nommé sa méthode "contemplation forcenée". Partant des objets pris comme questions ou du problème des objets, il cherchait en dessinant et en réfléchissant, pendant des semaines ou des mois, des images qui exprimaient une pensée inspirée, c'est-à-dire une pensée qui suscite le sentiment du mystère du monde.
Regardez L'Au-Delà (fig.26). "Pour le soleil, j'ai trouvé comme réponse : un tombeau. Sur le sol se trouve une pierre funéraire et le soleil éclaire le ciel, la terre et la tombe. Cette réponse est actuelle et deviendra peut-être insuffisante dans le futur? En effet, en prenant le soleil comme point de départ du voyage que nous faisons, en prenant le soleil comme étant notre origine, il ne nous est pas possible actuellement d'envisager pour ce voyage un terme plus lointain que la mort. Il s'agit d'une certitude actuelle et le titre de ce tableau, «L'au-delà», fait retrouver à ce mot un contenu affectif."
Figure 26. L'au-delà, 1938. Figure 27. Une simple histoire d'amour, 1958.
Une simple histoire d'amour (fig. 27). "Ma chaise à queue figure dans le film [de Lepesckin]. Quelques personnes bien assises (sur des chaises) ont apprécié de diverses manières "une simple histoire d'amour" mais toutes ont été secouées d'un fou rire (étonnant si l'on pense qu'une chaise arrive à provoquer une telle réaction).". "J'attends de vos nouvelles, comme nouvelles je ne vois rien de mieux que de vous faire connaître la solution trouvée à ce problème de peindre un tableau avec une chaise comme sujet. J'ai cherché longtemps avant de savoir que la chaise devait avoir une queue (qui est plus parlante que les timides pattes d'animaux qui servent parfois de pieds aux chaises). Je suis très satisfait de cette solution. Qu'en pensez-vous ?"
La Réponse imprévue (fig. 28): "Le problème de la porte appelait un trou par lequel on pouvait passer. Je montrai dans La Réponse imprévue une porte fermée dans une chambre. Dans la porte, un trou informe découvre la nuit."
Voyez encore L'Eloge de la dialectique, La Poitrine, L'Exception, L'Invention collective...
Figure 28 . La réponse imprévue , 1933. SE TROUVE DANS LE CAHIER 5
2. Devant de multiples façons possibles d'aborder psychanalytiquement la place du sentiment du mystère, voici quelques questions qu'il s'agirait d'approfondir. De quel type de relation à l'Autre un tel surgissement répétitif de l'objet scopique et sa référence au mystère procèdent-t-il ? Que se serait-il passé chez René Magritte dans la rencontre inaugurale et toujours répétée avec la question du désir de l'Autre ?
a. Une certitude : Magritte a rencontré cette question dans le champ scopique et celle-ci s'est inscrite, figée, comme une ouverture vertigineuse. Ecoutez donc :
"Il y a un mystère dans l'univers", dit un jour Magritte à son ami Collinet, et il ajouta : "mais quoi?".
Pensons au "qu'est-ce" comme articulation signifiante inaugurale de la question, dans le souvenir de la caisse.
La conférence dans laquelle Magritte se raconte en tant que peintre était intitulée La Ligne de vie, et s'ouvrait par la question :"Qui sommes-nous?"
Magritte affirmait à ses proches que la question du pourquoi nous existons est la seule question qui l'ait jamais préoccupé. "Il s'agit, répétait-il, d'une "énigme sans clé", et nous pouvons penser au choc qui eut l'effet de révélation de sa voie en peinture, je veux parler du choc Chirico et rappeler la phrase : "le spectateur entend le silence du monde".
b. Ne vous semble-t-il pas, en entendant tout ceci, que l'on peut parler d'une personnification, substantification, voire déification de l'Autre (qui est le lieu de la question du désir ) en Mystère. "Le mystère n'est pas une des possibilités du réel. Le mystère est ce qui est nécessaire absolument pour qu'il y ait du réel", lançait Magritte.
c. Mais une telle substantification ne le positionna pas en paix avec l'angoisse.
"— Il me semble - c'est Magritte qui parle à un journaliste - que vous aviez associé ce que je montrais dans mes tableaux à une idée de cauchemar?
"— Je songeais - répond le journaliste - à une toile qui représentait une sorte de garde-chasse qui se trouvait le bras pris dans un mur de briques, et qui, je crois, hurlait, ou bien, non, manifestait en tout cas son étonnement.
"— Oui, ou son embarras, ou sa peur, son angoisse. Ce tableau s'appelle d'ailleurs La gravitation universelle [voir fig. 29]. Le titre de ce tableau comme ceux des autres tableaux a été trouvé après que l'image ait été peinte. Pourrait-on parler de cauchemar si l'on songe à cette gravitation universelle? Il me semble que l'on distingue alors le cauchemar qui peut être imaginaire et une nécessité de l'univers.
"— Cela nous concerne peu dans notre vie quotidienne.
Figure 29. La gravitation universelle , 1943.
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"— Cela nous concerne peu, sans doute, mais c'est un exemple, en fait, de l'angoisse que l'on peut ressentir à propos de la réalité. Mais cette angoisse n'est qu'un moment privilégié de la pensée — nous en parlons maintenant de façon académique. Je ne ressens pour le moment aucune angoisse, mais il y a des moments où cette angoisse particulière surgit soudain et alors je suis certain que c'est le sentiment du mystère qui m'atteint."
Il faudra interroger la construction chez Magritte de ce sentiment de mystère. Il faudra interroger encore en quoi le sentiment du mystère est différent du sentiment de l'énigme, de celui de l'inquiétante étrangeté, la sublimation est-elle là à l'oeuvre ? Il faut, enfin, donner toute sa mesure au choc Chirico : sans doute est-ce dans l'après-coup du choc Chirico que Magritte put construire son sentiment du mystère, qui eut pour effet son changement de caractère et la révélation de sa voie en peinture.
III. La pensée du mystère
Une rumination était éternellement, de façon obsédante, toujours en travail chez René Magritte. Ecoutez le témoignage de Madeleine S., qui fut servante chez les Magritte pendant 35 ans : "Souvent Monsieur Magritte était pris dans ses pensées, qu'il soit assis ou debout, alors il ne fallait rien lui dire. «Mais laissez-moi, disait-il d'un air fâché, je réfléchis!»".
Quelle était donc la place de la pensée dans cette construction du mystère ? Si l'activité de pensée partait, je l'ai déja souligné, de la question perçue au niveau scopique et posée dans les termes du fondement des choses (figée dans la question sans réponse du pourquoi ?), elle était ensuite toute orientée vers la déconstruction. Par celle-ci Magritte travaillait à rendre possible la retrouvaille de ce point de rencontre originaire du monde comme question, et voulait que la (re)construction du sentiment du mystère puisse s'opérer.
Voyez La condition humaine (fig. 30) et écoutez le commentaire de René Magritte : "Le problème de la fenêtre donna la condition humaine : je plaçai devant une fenêtre vue de l'intérieur d'une chambre un tableau représentant exactement la partie de paysage masquée par ce tableau. L'arbre représenté sur ce tableau cachait donc l'arbre situé derrière lui, hors de la chambre. Il se trouvait pour le spectateur, à la fois à l'intérieur de la chambre sur le tableau et à la fois, par la pensée, à l'extérieur dans le paysage réel. C'est ainsi que nous voyons le monde, nous le voyons à l'extérieur de nous-même et cependant nous n'en n'avons qu'une représentation en nous."fn 12
Figure 30 . La condition humaine , 1933.
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C'est l'illusion dans laquelle était particulièrement attiré René Magritte lui-même : "Je pouvais", écrivit-il, "voir le monde comme s'il n'était qu'un rideau placé devant mes yeux".
Mais ne sommes-nous pas tous dans l'illusion de penser avoir à faire à la réalité lorsque nous avons à faire aux représentations-images redoublées dans les images peintes, ou aux représentations-mots redoublées dans les mots-écrits ?
Voyez La clé des songes (fig. 31), Le Miroir vivant, Un jour à l'autre,
Figure 31 . La clé des songes , 1930.
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et regardez encore ce tableau-ci (fig. 32) : pour faire ressortir l'erreur de la pensée qui identifie le mot à la chose, Magritte met sur le même pied les représentations-mots et les images peintes, et appelle la toile ainsi composée Le Bon exemple!
Toute une série de tableaux de Magritte déploient leurs variations autour de ces questions pour lesquelles Magritte s'était préoccupé dès les années vingt; c'est ce dont témoignent certaines lettres à ses amis ainsi que son texte connu Les mots et les images (voir fig. 33).
Figure 32 . Le bon exemple , 1953.
Il s'agissait pour Magritte de nous déconstruire de nos habitudes mentales et de retrouver à penser la seule vraie question en tant que mystère irréductible, inexplicable : "que le monde est". Le tableau L'Importance des merveilles (fig. 34) illustre radicalement la phrase qui pourrait résumer la position de Magritte vis-à-vis de la pensée : La vérité est dans la déconstruction.
Quelle vérité ? "Pour moi peindre, disait-il, c'est faire vivre ma pensée. J'aime beaucoup les poètes et les écrivains, mais je ne suis pas écrivain, alors je pense en image, non en roman ou en poèmes."fn 13
Ainsi Magritte a-t-il travaillé à mettre en tableaux les questions qui le travaillaient de façon tout à fait personnelle. Laissez-moi donc, à ce propos, vous rapporter une anecdote révélatrice. Elle manifeste l'angoisse personnelle de Magritte, dans son côté incontournable, et fut sans doute à l'origine du fameux "Ceci n'est pas une pipe" de La Trahison des images (fig. 35), tableau qui fait penser tous ses spectateurs, des petits enfants aux philosophes célèbres. Cette anecdote m'a été confiée par un des amis que Magritte avait rencontré pendant la guerre 14-18, et que j'ai interviewé à de nombreuses reprises.
"Savez-vous d'où vient Ceci n'est pas une pipe?", me disait parfois ce monsieur. "Un jour", racontait-il alors, "René est arrivé chez moi, il était tout angoissé et me demandait: «Dis, Charles,
Figure 33 . Les mots et les images , in "La révolution surréaliste" , n° 12-15 , 1929 .
est-ce que tu crois que j'existe? ..... Oui, mais, comment peux-tu être sûr que j'existe?..... Oui mais est-ce que je peux, moi, en être sûr ?». En fait, nous avions passé la nuit précédente à discuter dans un café avec des étudiants en philosophie. Ils avaient parlé du doute de Descartes et de son cogito ergo sum. Quelqu'un avait cité la réflexion d'un peintre: «si je peins un cheval, je n'obtiens pas un cheval mais une peinture de cheval». Et bien sûr nous avions parlé de l'anecdote légendaire de Frans Hals. Celui-ci entra un jour dans une auberge hollandaise où il commanda un repas. «J'ai laissé l'argent sur la table», cria-t-il au moment de partir, et l'aubergiste le remercia satisfait car il voyait sur la table les louis d'or que Frans Hals y avait peints. On dit qu'il rattrapa le peintre, lorsqu'il se fut rendu compte de sa méprise, et qu'il lui dit alors : «Ben jij Frans Hals of ben jij de duivelfn 14»?». René, lui, avait fait une soupe de toutes ces choses.... Et chaque fois que j'ai entendu parler de son fameux Ceci n'est pas une pipe, j'ai repensé à cette discussion, et à l'arrivée toute angoissée de René chez moi le lendemain."
Figure 34. L'importance des merveilles, 1927. Figure 35. La Trahison des images , 1948.
On peut, dans cette anecdote, entendre toute l'acuité de la résonance subjective de la recherche de pensée qui ressemble au monde-mystère : René Magritte se trouvait sous l'emprise angoissée d'une question toute personnelle. Et cependant l'on pourrait tout autant dire qu'il déployait personnellement une question qui se pose au-delà de lui-même, celle de notre condition d'existence : l'impensable de l'être du monde et de nous-mêmes, camouflé sous nos constructions habituelles au sujet du monde, impensable que Magritte rappelle par ses tableaux, et auquel il a proposé sa solution... C'est par cette double dimension de l'énonciation (dans laquelle je distingue fn 15 le "se dire" et le "dire au-delà de soi-même"), que je vais à ma conclusion.
Un parapluie n'est pas un phallus. A propos de la psychanalyse appliquée.
Je reviens sur la croyance que je vous ai évoquée en début d'exposé. Je crois que mes propos ont laissé entendre le fil qu'elle a pu suivre. N'aurait-elle pas pris forme dans les esprits en s'appuyant sur le renvoi du voile que le souvenir confié à Scutenaire avait posé sur la morte, à ceux que le peintre a représentés de nombreuses fois sur ses toiles ? L'idée d'une correspondance intime entre l'oeuvre du peintre et un événement de sa vie (raconté dans le souvenir du suicide) n'a-t-elle pas trouvé à se conforter ensuite dans Les Rêveries d'un Promeneur solitaire et Les Eaux Profondes ? Il est un autre fait de la vie du peintre, moins connu que le suicide, qui prête plus directement encore à poser la même question. Je veux parler de la relation d'un fait biographique avec la vocation de peintre de René Magritte, et je vise le souvenir suivant :
"Dans mon enfance, confia Magritte, j'aimais jouer avec une petite fille, dans le vieux cimetière désaffecté d'une petite ville de province. Nous visitions les caveaux souterrains dont nous pouvions soulever les lourdes portes de fer et nous remontions à la lumière, où un artiste peintre, venu de la capitale, peignait dans une allée du cimetière, très pittoresque avec ses colonnes de pierres brisées jonchant les feuilles mortes. L'art de peindre me paraissait alors vaguement magique et le peintre doué de pouvoirs supérieurs."
Je ne connaîtrai jamais les raisons profondes ou accidentelles qui, trois ans après la rencontre du cimetière, décidèrent Magritte à commencer en peinture. Une certitude pourtant : la vision d'un peintre avait surpris le jeune Magritte dans le passage de l'ombre à la lumière. Cette expérience a pu resserrer chez lui le lien qui unit le peintre à l'expérience de la vision. Il est vrai également que l'identification du peintre à un être doué de pouvoirs supérieurs habita René Magritte. Regardez ces deux autoportraits : Le Sorcier (fig. 36) rappelle le dieu hindou Civa, Magritte y est affublé de 4 bras, et sans doute la présence du pain et du vin évoque-t-elle également la Cène. Le nom de cet autre tableau, Le Fils de L'Homme (fig. 37), avait été retenu par Magritte parmi d'autres titres proposés par ses proches, il comporte une connotation religieuse.
Figure 36 . Le Sorcier , 1951. Figure 37 . Le Fils de l'homme , 1964.
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Pensez aux circonstances de l'apparition du peintre : elle eut lieu dans un cimetière, alors que Magritte sortait d'un caveau, quelques mois après la mort de sa mère (et plus précisément, d'après mon enquête, au moment de la fête de Toussaint )... Entre les pouvoirs supérieurs, la position divine, la question d'un deuil impossible de la mère... ne sommes-nous pas tentés de croire qu'agissait en silence le mythe d'un pouvoir absolu sur la vie et la mort ? Mais qui pourrait dire si la résonance subjective particulière de cette identification à un être sacré, a favorisé ou simplement accompagné le choix de René Magritte à devenir peintre ?
On peut mépriser ces questions et ne considérer que l'art du peintre, et l'on pensera que Magritte fut effectivement un magicien : ne sommes-nous pas fascinés lorsque nous voyons des pierres flotter parmi les nuages, des oiseaux-plantes immobiles au pied des montagnes, un bâteau-mer voguer sur l'eau, et tout ce qui vient surprendre la vue de chacun d'entre nous ? J'ai, pour ma part, interrogé les résonances que se renvoient la vie, le travail psychique et l'oeuvre de l'artiste... C'est le propre de la mentalité populaire d'attribuer un rapport d'explication dans le lien qui unit intimement des phénomènes d'ordre pourtant si différent : les événements de la vie et la psychologie, ou encore la psychologie d'un auteur et ses oeuvres. La position de Magritte à cet égard était celle du refus de toute explication. Il écrivit à propos de la Perspective Amoureuse (fig. 38) : "Cette porte fermée est cependant ouverte : une ouverture permet d'y passer comme dans l'ouverture d'une porte ouverte. Ce que l'on voit par cette ouverture est un arbre qui a la forme d'une feuille. De même que la porte correspond à une ouverture, l'arbre correspond à la feuille. Et ces correspondances se trouvent réunies sur un seul objet : Porte-ouverture ou Arbre-feuille, au lieu d'être séparées : une Porte et une ouverture ou un arbre et des feuilles. La maison qui se trouve près de l'arbre-feuille suggère la dimension de cet arbre-feuille et évite de le confondre avec une feuille.
Sur le toit de la maison se trouve une grelot (comme on attache au collier d'un cheval). L'existence de ce grelot situé sur un toit perd de son innocence convenue, en effet il redevient mystérieux, il invite à se demander pourquoi il se trouve là.
Figure 38. La Perspective amoureuse , 1935.
Les réponses que l'on pourrait faire se trouvent sans intérêt : par exemple on pourrait expliquer que dans la maison habite un fabricant de grelots et qu'il a mis un grand grelot sur son toit à titre de publicité. Un psychiatre pourrait répondre que c'est un fou qui a mis ce grelot sur le toit, etc.... Ce genre de réponses dissiperait le mystère que précisément j'essaie de protéger et d'évoquer. La difficulté de ma pensée, quand je souhaite trouver un nouveau tableau, c'est en effet d'obtenir une image qui résiste à toute explication et qui résiste en même temps à l'indifférence."fn 16
Quelle position ai-je prise par rapport à celle que Magritte affirme dans ces propos ? J'ai choisi de m'intéresser à la résonance subjective liée à son oeuvre, mais sans jamais sous-entendre de l'une à l'autre nul lien de nature explicative. Ainsi j'ai, entre les souvenirs et l'oeuvre, extrait une même résonance subjective, celle de la présence brutale, envahissante de la pulsion scopique dans la vie psychique et la production artistique de Magritte. J'ai souligné déjà, antérieurement, la non-causalité des événements au psychisme et à l'oeuvre, et j'aimerais m'attarder avec vous au rapport de non-causalité explicative du psychisme à la création artistique. Mais je voudrais juste ici, au terme de ce petit essai de psychanalyse appliquée, interroger la légitimité d'une telle démarche. En fait je vais vous livrer quelques réflexions de départ en ce sens, qui sont toutes entières à approfondir.
Il s'agira de poser (premièrement) les conditions de validité des commentaires ou interprétations proposés. Je suis convaincu que la psychanalyse appliquée peut atteindre quelques exactitudes, au sens où il convient d'opposer exactitude et justesse. L'exactitude d'une interprétation se fonde sur les critères de l'évidence, du recoupement des représentations, de la répétition, de notre connaissance de l'inconscient... La justesse ne s'éprouve qu'en cure, lorsque les effets d'une interprétation sur l'énonciation d'un sujet révèle que le mode et le moment choisis pour l'intervention ont permis son utilisation par la personne. De plus les (éventuelles) exactitudes ne peuvent quitter le statut d'hypothèse vers aucune certitude, puisque l'application de la psychanalyse s'exerce hors de la réaction du sujet interprété. En d'autres termes, justesse et certitude sont l'apanage des cures où les effets de paroles font preuve!
Ainsi je pourrais ramasser mon hypothèse concernant Magritte dans la phrase "Magritte peint le sentiment du jamais vu" (si le concept de "jamais-vu" n'existe pas, je viens de l'inventer), ou "sa peinture fige, dans un arrêt hypnotique du temps et du mouvement, l'apparition visible des choses", ou encore "l'acte de peindre était offrande au Dieu-Mystère!". Cette interprétation est-elle fidèle à la portée subjective des textes de Magritte, à la puissance de ses images ? Il s'agira d'énoncer les critères de validité ou plutôt de vraissemblance de l'hypothétique exactitude. Est-elle plus éclairante ? Il s'agira d'en énoncer les critères de pertinence. Là est la question de la dite "psychanalyse appliquée". Car n'oublions jamais la phrase prononcée par Cocteau lorsqu'il découvrit la théorie freudienne :"Si lorsque je rêve d'un parapluie, c'est d'un phallus que je rêve, qui pourra me contredire si je dis moi que lorsque je rêve d'un phallus, je rêve d'un parapluie?"
Mais (deuxièmement) une légitimité bien plus fondamentale est en question lorsqu'un abord psychanalytique d'oeuvres d'art est tenté. Une chose est de se limiter à en étudier la résonance subjective. Autre chose est de chercher à éclairer le processus créateur lui-même, c'est-à-dire le passage du sujet à l'art, tentative que je n'ai pas amorcée aujourd'hui. Il s'agira à cet effet d'interroger le témoignage des artistes eux-mêmes. Mais quel peut-être l'aboutissement d'une telle démarche, sinon d'ouvrir la vraie question. Parce que si l'art consiste en un dépassement du désir (je dirais dans cette direction "la vérité de l'art ne réside pas dans la psychanalyse"), je dirais tout autant que l'expérience de l'art consiste en un dépassement de l'activité même de l'artiste. Ne faut-il pas renverser le rapport habituel de causalité, et penser la causalité de l'art sur le sujet ? La portée du concept de sublimation ne s'arrête-t-elle pas au seuil du monde de l'art ? Telle est l'expérience de la surprise créatrice, ne l'oublions pas, et ceci nous rappelle toute la pertinence du mot fameux de Rimbaud :Je est un Autre !
Footnotes
1. Il s'agit de Jean Neyens dont l'Interview de René Magritte réalisée en 1965 parut dans Le Fait Accompli, n° 108-109, mars 1974.
2. Il s'agit de l'interview Jean Stévo III du 15 décembre 1961.
3. terminé en fait en 1942.
4. aux éditions de la librairie Sélection.
5. pour la collection des Monographies de l'Art belge.
6. Une vingtaine d'années après Scutenaire, Waldberg eut lui aussi l'intention d'interroger le peintre sur son enfance. Il préparait la monographie parue en 1965 aux éditions De Rache. A son tour il se heurta à l'attitude de Magritte "réfractaire, écrivit Waldberg, à l'évocation de sa jeunesse et, d'une façon générale, de tout le passé".
7. Dans son ouvrage sur Magritte, René Passeron relate son interview de la veuve du peintre, et rapporte des propos tout à fait similaires.
"— Les événements survenus dans l'enfance sont souvent déterminants. Magritte vous a-t-il parlé des siens? demanda René Passeron.
"— René ne m'a jamais parlé de sa mère, répondit Georgette, il ne m'a rien confié de ses proches. Ni le passé ni l'avenir ne l'intéressaient, seulement le présent (...).
"— Et la mort? demanda encore Passeron.
"— «Ne parlons pas de cela ...» me disait-il.", répondit Georgette.
Telles avaient donc été à nouveau les paroles de René Magritte!
Paul, le plus jeune frère de René, eut une attitude assez semblable. Betty Magritte, la veuve du musicien, me dit à plusieurs reprises lors de nos rencontres, qu'elle ne sut "quasi-rien de son passé", et qu'elle apprit le fait du suicide par une note dans un catalogue et par une discussion avec Georgette.
"Oui, me dit-elle face à mon étonnement, Paul était très discret, et puis, ajouta-t-elle — et ce fut pour moi comme un écho à la parole attribuée à René —, il y avait des choses dont il ne parlait jamais."
8. C'était en vue d'un reportage sur Ces étrangers qui vivent parmi nous: les peintres, qui parut le 5 juin 1962.
9. J'ai développé une telle conception du traumatisme dans Considérations sur le traumatisme, in "Victimes et violences", La Revue Nouvelle, n°3, mars 1995.
10. Lacan, Le séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1963-1964, Paris, Editions du Seuil, 1973.
11. Extrait d'une lettre à Maurice Rapin du 22 mai 58.
12. extrait de La Ligne de Vie, in Scutenaire, Magritte, Sélection, 1947, pp.73-86.
13. Interview déja citée de Michel Georis.
14. «Es-tu Frans Hals ou es-tu le diable?
15. voir mon article Quelques idées à propos du moment didactique. De la psychanalyse comme création, in "Le Bulletin Freudien", n° 22, juin 1994.
16. in lettre à Mr et Mme Barnet Hodes, 1957.
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