L'épilepsie de Vincent van Gogh
Dietrich Blumer
Vincent van Gogh (1853-1890) avait une personnalité hors du commun. D'humeur dysphorique, il a présenté des épisodes psychotiques récurrents dans les deux dernières années de son existence mouvementée. Il s'est suicidé à l'âge de 37 ans. On a posé beaucoup de diagnostics peu satisfaisants sur sa maladie.
Au terme d'une recherche fouillée, Henri GASTAUT (1) lui a reconnu une épilepsie temporale, confirmant ainsi, pour l'essentiel, le diagnostic posé plus d'un demi-siècle plus tôt par les médecins de van Gogh.
Les points marquants de l'étude de GASTAUT, associés à de nouveaux éclaircissements sur la vie de van Gogh (2,3) sont ici revus et discutés à la lumière des découvertes récentes concernant les troubles psychiatriques qui accompagnent régulièrement l'épilepsie. Ces troubles faits de dysphorie intercritique et d'accès psychotiques s'associent avec des modifications subtiles mais caractéristiques de la personnalité (4, 5, 6).
La maladie de van Gogh constitue un exemple remarquable des modifications contradictoires observées chez les épileptiques au niveau des affects, du comportement et de la personnalité, telles qu'elles ont été élucidées par SZONDI (7).
En dehors des quelques épisodes de désordre mental sévère, la créativité exceptionnelle de van Gogh s'est maintenue jusqu'au dernier jour. Comme pour tout autre artiste, son tempérament s'est exprimé dans son art et la maladie l'a exalté davantage qu'elle ne l'a altéré.
La vie de van Gogh
Vincent était fils de pasteur. Dans sa généalogie, on trouve des pasteurs, des artistes et des marchands de tableaux.
Sa mère perdit son premier-né à l'âge de 33 ans, un an avant la naissance de Vincent en 1853. Il fut caractériel et indiscipliné dès le plus jeune âge, ce qui nécessita son placement dans une école privée. Une photographie de van Gogh adolescent et ses autoportraits ultérieurs font apparaître une dissymétrie crâniofaciale nette. Le caractère et la physionomie de Vincent laissent suggérer qu'il a dû subir un traumatisme crânien, à la naissance ou un peu plus tard. Son extrême émotivité, manifeste dès l'enfance, est devenue incoercible dans l'âge adulte.
Il l'a reconnu lui-même: "Je suis un homme que domine la passion. Je suis prompt à me lancer dans des entreprises plus ou moins folles qu'il m'arrive de regretter plus ou moins" (2).
A l'âge de 16 ans, van Gogh entame une carrière de marchand de tableaux. Quatre années durant, il travaille à La Haye dans le milieu familial puis il s'établit à Londres où il séjourne deux ans. C'est à Londres qu'il connaît sa première déception amoureuse. Il est profondément déprimé et se désintéresse de son métier de marchand de tableaux.
Van Gogh s'enthousiasme alors pour la religion. Il étudie un an puis consacre les trois années suivantes à sa vocation de pasteur. Il exerce son ministère dans une région minière de Belgique au milieu d'une population misérable, partageant tout ce qu'il possède avec ses frères humains si bien qu'il apparaît bientôt lui-même comme aussi crasseux que les gueules noires.
Sa charité débordante est considérée par ses supérieurs comme incompatible avec la dignité de sa charge écclésiastique.
Son échec comme pasteur est durement ressenti par ses parents.
Van Gogh abandonna les croyances religieuses qui l'avaient soutenu jusque là, ce qui aboutit à creuser encore un peu plus le fossé entre lui et sa famille pour qui il devint de plus en plus un étranger.
Il fit une grave dépression et se mit en quête d'une nouvelle vocation.
A l'âge de 27 ans, il décida qu'il deviendrait artiste.
Il s'engagea dans cette nouvelle voie avec un enthousiasme peu banal et fit sa formation en autodidacte.
Il était capable de persévérance en dépit d'une absence totale de notoriété, mais il bénéficiait du soutien inconditionnel, tant matériel que moral, de son frère Théo qui était marchand de tableaux à Paris.
La vie de Vincent nous est bien connue sur la base du flot de lettres qu'il adressait à Théo.
Il connut sa seconde et ultime passion amoureuse à travers la cour incroyablement passionnelle et assidue qu'il fit à sa cousine Kee qui n'avait que dédain pour lui. Il s'éloigna encore davantage de sa famille en se mettant en ménage pour quelque temps avec une prostituée.
Pendant tout ce temps, sa passion pour l'art ne se relâcha pas.
Paris: le début de la maladie
Après avoir passé six années aux Pays-Bas et en Belgique, Vincent rejoignit Théo à Paris où il vécut deux ans (1886-1888).Il y fit la connaissance de quelques peintres géniaux qui allaient devenir célèbres, dont Paul Gauguin. Pendant son séjour parisien, il commença à présenter des accès paroxysmaux mineurs consistant en attaques de panique, douleurs épigastriques exquises et obnubilation de la conscience.
La consommation d'absinthe, boisson alcoolique douée de propriétés convulsivantes, alors en honneur chez les artistes français, joua un rôle crucial dans la précipitation de la maladie. Vincent était débraillé et querelleur, se laissant volontiers emporter dans des controverses interminables qui se terminaient souvent par des échanges de coups.
Vivant avec son frère, il l'entraînait souvent dans d'interminables discussions jusque tard dans la nuit. Théo finit par souhaiter qu'il s'éloignât tout en restant en bons termes. Dans une lettre à sa plus jeune soeur, Théo décrit son frère en ces termes: "On dirait qu'il y a deux personnes en lui, une qui est merveilleusement douée, tendre et raffinée et l'autre qui est égocentrique et impitoyable. Ces deux personnes se manifestent tour à tour si bien qu'on l'entend parler dans un sens tantôt dans l'autre et toujours avec des arguments opposés. Quel malheur qu'il soit un ennemi pour lui-même car il se fait une vie impossible comme il la fait aux autres" (2).
Provence: la maladie se révèle.
Quand van Gogh débarque à Arles au début de l'année 1888, il est un artiste accompli.
A travers une production absolument inouïe, il va maintenant créer des oeuvres qui sont probablement les plus puissantes qu'on ait jamais faites.
Mais c'est à Arles également que sa maladie va évoluer jusqu'à toucher vers la fin de 1888, à la dimension psychotique.
Peu après son arrivée à Arles, il écrit: "J'étais sûrement sur le droit chemin d'attraper une paralysie quand j'ai quitté Paris. Ça m'a joliment pris après! Quand j'ai cessé de boire, quand j'ai cessé de tant fumer, quand j'ai recommencé à réfléchir au lieu de chercher à ne pas penser. Mon Dieu quelle mélancolie et quel abattement..." (8,p.98).
Mais il reprit bientôt ses vieilles habitudes. Dans une lettre il tente d'expliquer comment il se débat avec ses sentiments excessifs. Plutôt que de ressasser des pensées catastrophiques il exprime la volonté de se jeter à corps perdu dans le travail" (...) "si l'orage en dedans gronde trop fort, je bois un verre de trop pour m'étourdir"(8,p.217).
Il devint de plus en plus perturbé. Les moments de créativité fébrile alternaient avec une apathie proche de la paralysie. Des changements d'humeur imprévisibles le faisaient passer de la dysphorie à l'euphorie avec des "crises d'angoisse indescriptibles".
Des extraits de ses lettres écrites après le premier accident éclairent parfaitement les états mentaux qu'il avait expérimentés précédemment à un moindre degré: "Je ne peux pas précisément décrire comment est-ce que j'ai, c'est des angoisses terribles parfois sans cause apparente ou bien un sentiment de vide et de fatigue dans la tête..." "... j'ai parfois des mélancolies, des remords atroces..." (9,lettre à sa soeur Wilhelmine,p.486).
"... j'ai des moments où je suis tordu par l'enthousiasme ou la folie ou la prophétie comme un oracle grec sur son trépied (...) j'ai alors une grande présence d'esprit en paroles..." (8,p.448).
Il devint de plus en plus enclin à des colères violentes et remarqua que ses intérêts sexuels baissaient. Il se plaignait souvent d'être lipothymique ou bien d'avoir une "circulation ralentie" et une "digestion faible".
Cependant il continuait à écrire presque quotidiennement à Théo, lui précisant jusque dans les moindres détails la composition de ses esquisses et de ses peintures.
Et il n'arrêtait pas de peindre.
Un jour il annonça à Théo qu'il venait de peindre sa première "Nuit étoilée": "Et, cela me fait du bien de faire du dur. Cela n'empêche que j'ai un besoin terrible de - dirai-je le mot - de religion, alors je vais la nuit dehors pour peindre les étoiles..." (8,p.326).
A Arles, van Gogh se sentait seul. Par l'intermédiaire de Théo, il persuada Gauguin de le rejoindre avec le projet de fonder l' "Atelier du Sud".
Le séjour de Gauguin ne dura que deux mois et se termina en catastrophe. La relation entre les deux artistes devint rapidement de plus en plus orageuse et Gauguin menaça de s'en aller.
Van Gogh écrit: "... la discussion est d'une électricité excessive, nous en sortons parfois la tête fatiguée comme une batterie électrique après la décharge..." (8,p.441).
Un jour, après une crise de fureur où il avait jeté un verre d'absinthe à la tête de Gauguin, une suite d'événements étranges survint. Van Gogh s'approcha de Gauguin avec un rasoir, fut repoussé par celui-ci, s'éloigna et se trancha un morceau de l'oreille gauche dont il fit cadeau à sa prostituée préférée.
On le trouva inconscient à son domicile et il fut hospitalisé.
A l'hôpital, il glissa dans un état psychotique aigu avec agitation, délire et hallucinations si bien qu'il dut être isolé durant trois jours.
Il ne garda aucun souvenir ni de son agression contre Gauguin, ni de son automutilation ni des premiers temps de son hospitalisation.
Félix Rey, le jeune médecin qui reçut van Gogh, diagnostiqua une épilepsie et lui administra du bromure de potassium.
Van Gogh récupéra en quelques jours.
Trois semaines après son admission, il était en mesure de peindre son magnifique "Autoportrait avec oreille bandée et pipe" qui le montre dans une attitude inhabituellement sereine.
Au temps de sa convalescence et dans les semaines qui suivirent, il décrivit son état mental dans les lettres à Théo et à sa soeur Wilhelmine: "Les hallucinations intolérables ont cependant cessé, actuellement se réduisant à un simple cauchemar, à force de prendre du bromure de potassium, je crois..." (8,p.442).. "tout en étant absolument calme au moment donné, puis facilement retomber dans un état de surexcitation par de nouvelles émotions morales" (8,p.457)... "Je vais bien de ces jours-ci, sauf un certain fond de tristesse vague difficile à définir..."(8,p.468).
A la même époque, il note d'une manière presque fortuite: "... je me suis évanoui trois fois sans raison plausible et ne gardant pas le moindre souvenir de ce que je sentais alors..." (9,lettre à Wilhelmine,p.484).
Après deux nouveaux épisodes psychotiques et l'humiliation d'un internement prescrit sur requête officielle, van Gogh entre à l'asile de Saint-Remy en mai 1889.
Pendant l'année entière qu'il y passe, il fait quatre rechutes psychotiques, une à la date anniversaire de son premier accès, les trois autres à la suite de sorties à Arles, probablement arrosées à l'absinthe.
Pendant son séjour à l'asile de Saint-Remy, il ne reçut pas de médication anticomitiale. Lors de son ultime épisode psychotique, le plus long de tous, qui dura de février à avril 1890, il fut en proie à de terrifiantes hallucinations et à une forte agitation.
Quand il fut remis, il se plaignit amèrement du contenu religieux de ses hallucinations et il exprima le voeu qu'on le tînt à l'écart des religieuses qui s'occupaient de lui.
A Saint-Remy cependant, il continua de produire de nombreuses oeuvres dont plusieurs copies de scènes religieuses inspirées des maîtres anciens, et ce que nous considérons comme son chef d'oeuvre absolu: "La Nuit Étoilée", peinte en juin 1989.
Auvers: le suicide.
Théo se fiança à la fin de l'année 1888, se maria quatre mois plus tard et devint père au début de l'année 1890.
Tous ces événements coïncidèrent avec une sérieuse aggravation de l'état de Vincent.
Peu de temps avant d'entrer à Saint-Remy, Vincent écrivait à son frère: "Si j'étais sans ton amitié on me renverrait sans remords au suicide et quelque lâche que je sois je finirais par y aller!" (8,p.489).
Théo n'avait jamais cessé d'encourager son frère.
A sa sortie de Saint-Remy en mai 1890, Vincent déménagea à Auvers-sur-Oise au nord de Paris où il passa le peu de temps qui lui restait à vivre.
Son art commençait à être apprécié. Il avait vendu un tableau.
Cependant le soutien financier que lui assurait Théo devint problématique lorsque la santé de celui-ci se mit à décliner.
Les deux frères échangèrent quelques propos acrimonieux. Vincent avait le sentiment d'être un fardeau pour Théo.
Dans les dernières semaines il peignit d'immenses champs de blés sous des cieux tourmentés qu'il commentait en ces termes: "... je ne me suis pas gêné pour chercher à exprimer de la tristesse, de la solitude extrême..." (8,p.729).
Moins de trois mois après sa sortie de l'asile, bien qu'il fût délivré de son état psychotique et de ses troubles de la conscience, Vincent van Gogh se tira une balle au coeur dans les champs autour d'Auvers. Il mourut deux jours plus tard avec Théo à son chevet.
Théo lui survécut six mois.
Commentaires neuropsychiatriques.
Le diagnostic des médecins français
Henri GASTAUT a attiré l'attention sur le fait que le jeune médecin qui avait soigné van Gogh pour la première fois à Arles devait être familier de la conception qu'on se faisait des troubles psychiatriques liés à l'épilepsie dans la France médicale de la seconde moitié du 19e siècle, et que les autres médecins qui lui ont succédé n'ont pas remis le premier diagnostic en question.
En 1860, Benedict Auguste MOREL (10) avait dressé la liste des symptômes qui devaient s'avérer tellement manifestes dans la forme d'épilepsie présentée par van Gogh:
"Sous la dénomination d'épilepsie larvée, j'ai décrit une forme d'épilepsie qui ne se manifeste pas au travers de véritables attaques, ni grandes ni petites, mais bien par tous les autres signes qui accompagnent ou précèdent les crises qui caractérisent l'épilepsie ordinaire, c'est-à-dire: l'alternance périodique de phases d'excitation et de dépression, des accès de fureur soudains et immotivés, à la moindre occasion, une propension fréquente à l'irritabilité, des amnésies comparables à celles qu'on rencontre communément dans l'épilepsie caractérisée, et des passages à l'acte dangereux au cours d'accès de rage momentanés ou transitoires... Certains épileptiques de ce genre ont même fait des hallucinations essentielles, visuelles et auditives..."
Les observations de MOREL ont été faites au 19e siècles sur des épileptiques hospitalisés.
Les observations qu'on peut faire aujourd'hui montrent que les bouffées de rage qui surviennent chez les épileptiques sont habituellement contenues et suivies, typiquement, de remords. L'auto-agression et le suicide constituent des risques infiniment plus importants et plus fréquents que l'hétéro-agression. MOREL avait déjà noté la disposition hyperconsciencieuse de ces sujets quoiqu'il ne mentionne pas ce fait dans la citation supra.
De nos jours, la plupart des complications psychiatriques qui surviennent encore dans une minorité de cas d'épilepsie répondent efficacement au traitement pharmacologique (11).
L'interprétation de GASTAUT au sujet de van Gogh garde toute sa validité. Bien que le rôle des lésions cérébrales périnatales dans l'épilepsie temporale ait été relativisé (12), dans le cas de van Gogh, la présence d'une lésion précoce temporo-limbique est suggérée par ses anomalies caractérielles et émotionnelles, devenues de plus en plus patentes au fil du temps, et par sa sensibilité particulière à la consommation d'absinthe lors de son séjour parisien et de ses sorties de l'asile de Saint-Remy.
Comme il l'a reconnu lui-même, van Gogh avait besoin d'un "verre en plus" pour calmer les tourmentes intérieures quand elles le submergeaient. L'artiste n'a probablement pas bu davantage que ses contemporains mais il était singulièrement vulnérable à la boisson favorite des artistes français de son temps: l'absinthe avec ses propriétés convulsivantes aujourd'hui bien connues. L'essence d'armoise, extraite de l'herbe appelée Artemisia absinthium, constitue le principe toxique de cette boisson alcoolique. Elle contient un terpène, la thuyone, qui est un isomère du camphre. La thuyone et le camphre sont convulsivants et on les a utilisés dans les années 20-30 pour induire l'épilepsie expérimentale. Avant de recourir au camphre, von MEDUNA a utilisé la thuyone pour la convulsivothérapie de la schizophrénie (13,14). En 1873, MAGNAN a décrit pour la première fois ce qu'il a nommé l'épilepsie absinthique (15) et les traités de neurologie de l'époque n'ont jamais manqué de mentionner la relation étroite entre l'épilepsie et la consommation d'absinthe jusqu'à ce que la fabrication de celle-ci soit interdite au début du vingtième siècle.
C'est pendant sa période parisienne où il fut initié à l'absinthe que van Gogh développa des crises temporales subliminales dans le même temps que s'aggravaient ses troubles émotionnels et comportementaux antérieurs.
Chez la plupart des sujets atteints d'épilepsie temporale, les modifications de la personnalité sont fréquentes mais difficilement perceptibles.
Chez van Gogh par contre, les changements ont éclaté au grand jour, caractérisés par une exacerbation de l'émotivité, l'oscillation bipolaire entre l'irascibilité et les transports hyperéthicoreligieux - au point de donner l'impression d'une double personnalité -, une focalisation sur les détails et une persévération opiniâtre (la viscosité), l'hyposexualité enfin (7,16). Il développa un état intercritique de dysphorie avec son large spectre de symptômes transitoires et polymorphes: dépressivité-irritabilité ponctuée de crises syncopales et de malaises physiques alternant avec des moments d'angoisse et de brève euphorie. A l'acmé de sa maladie, il devint paranoïde, halluciné et délirant, en proie à des affects intenses, à l'agitation et à des épisodes confuso-amnésiques comme il est de règle dans les psychoses épileptiques (5,6).
Controverses diagnostiques.
Les troubles psychiatriques de l'épilepsie ont intrigué nombre de psychiatres contemporains peu familiarisés avec l'épilepsie. C'est un fait qui devient évident quand on considère la masse des diagnostics posés à propos de van Gogh. Les signes évocateurs de psychose maniaco-dépressive et de schizophrénie accompagnent l'épilepsie de manière intermittente et atypique, associés à toutes sortes d'autres symptômes. Le diagnostic différentiel entre les grandes formes de psychose et autres désordres psychiatriques classiques n'offre aucune difficulté dans le cas de van Gogh si on veut bien prendre en compte les épisodes confusoamnésiques de la phase cruciale de sa maladie, ses traits de personnalité tellement caractéristiques, le renversement rapide des affects et la présence de multiples épisodes "critiques".
En raison du caractère atypique et polymorphe de leur symptomatologie, les troubles psychiatriques de l'épilepsie appellent chez les médecins un large éventail de diagnostics divers. Tous les médecins ont tendance à privilégier une catégorie diagnostique particulière avec son cortège de formes atypiques en scotomisant tous les symptômes qui ne viennent pas à la rescousse de leur diagnostic favori. Le cas van Gogh est paradigmatique de ces errances médicales. A son propos, la quantité de diagnostics proposés avoisine la trentaine. Par exemple, dans une publication récente, ARENBERG et collaborateurs ont prétendu que van Gogh souffrait de la maladie de Ménière et de rien d'autre (17). Des symptômes somatiques non spécifiques sont communément rapportés dans les cas d'épilepsie accompagnés de dysphorie et il est vrai que van Gogh se plaignait souvent ouvertement de "vertiges" et se sentait souvent vertigineux, étourdi ou ébrieux.
Depuis ESQUIROL jusqu'à la fin du 19e siècle, le terme de vertige a été utilisé dans la littérature médicale de langue française, avec une précision toute relative, pour désigner les troubles épileptiques mineurs dans les cas où on notait la présence de troubles mentaux (18). ARENBERG et collaborateurs, spécialistes de l'oreille interne, ont sans doute été conduits au diagnostic de maladie de Ménière du fait d'une dérive sémantique liée à leur interprétation propre de la notion de vertige.
Van Gogh consignait ses multiples manifestations symptomatiques de manière objective et lucide. Il n'a jamais fait mention du vertige, des acouphènes et de l'hypoacousie tels qu'on les rencontre classiquement dans le syndrome de Ménière. Une fois qu'il a été malade, il ne craignait pas tant les crises de "vertige" que le retour des épisodes psychotiques qui avaient pour effet de le rendre incapable de peindre. Le diagnostic de maladie de Ménière est ici hautement douteux et n'est guère défendable au regard de l'ensemble des faits.
La tourmente intérieure de l'artiste.
L'approfondissement et l'exaltation de l'émotivité est une caractéristique majeure des épileptiques atteints de perturbations de l'humeur. Ils sont prédisposés à vivre des moments d'euphorie mais plus encore des moments de dépression intense. Dans ce dernier cas, le risque de suicide est grand (19).
Vincent vivait pour son art et pour son frère.
Dans la famille, Théo était le seul à lui avoir conservé sa confiance et il a été de fait celui qui a tenu le fil rouge de la carrière artistique de son frère.
Quand le soutien de Théo s'est relâché, le tourment intérieur est devenu intolérable.
Van Gogh est resté merveilleusement créatif jusqu'à sa mort.
Il n'a pas peint durant ses épisodes psychotiques sauf lors du dernier, le plus long, à Saint Rémy.
Durant cette période il a peint de mémoire quelques scènes qu'il a nommées "réminiscences du nord".
Jan HULSKER (20) souligne que ces oeuvres sont, parmi sa production prolifique, les seules qui portent la marque d'une défaillance mentale.
Les sujets naturels ont toujours été invariablement la source de l'inspiration de Van Gogh.
L'influence de son hyperémotivité sur son art est évidente chaque fois qu'il peint des objets naturels, en particulier lorsqu'il s'agit du ciel.
La "nuit étoilée", peinte en juin 1989 à Saint-Rémy, est incontestablement son oeuvre la plus mystérieuse.
L'artiste, d'ordinaire si disert ,n'a jamais révélé l'origine de cette représentation d'un ciel aussi spectaculairement transfiguré.
TRALBAT (2) écrit à ce propos :"Le feu qui crépitait en lui et qui alimentait ses hallucinations sensorielles est ici projeté sur la toile de la manière la plus impressionnante".
Il est bien possible que van Gogh ait ici immortalisé une vision apocalyptique obsédante et probablement récurrente, telle qu'il l'a expérimentée dans ses états crépusculaires.
Cette vision est transférée sur l'environnement familier des paysages tendrement vallonnés de Provence et des cyprès en forme de flamme; et le village dominé par la flèche pointue du clocher de l'église rappelle les hameaux de son Brabant natal.
C'est de là que je viens, semble-t-il nous dire, et c'est là que je suis aujourd'hui, c'est mon univers, agité de puissantes tempêtes.
Conclusion
GASTAUT a publié son étude sur van Gogh en 1956 après avoir mené des recherches nombreuses et fouillées sur les modifications émotionnelles des patients atteints d'épilepsie temporale caractérisée. Il a mis en évidence le contraste entre leur irritabilité et leur caractère hypersocial, le ralentissement et la viscosité, l'hyposexualité générale (16,21,22).
D'un point de vue historique, l'épilepsie a constitué un pôle important de l'intérêt des psychiatres jusqu'au tournant des années cinquante où on ne l'a plus considérée que comme une maladie de type exclusivement neurologique.
C'est la raison pour laquelle les recherches proprement neuropsychiatriques de GASTAUT ont été pratiquement ignorées cependant qu'il était mondialement reconnu comme un des plus grands spécialistes de l'épilepsie sur la seule base de ses éminentes recherches neurologiques.
SZONDI a mis en évidence l'exacerbation passionnelle et la labilité thymique particulières des épileptiques, identifiant leur conflit nucléaire entre la rage meurtrière et les aspirations éthico-spirituelles comme le composant binomial d'un besoin par ailleurs universel (7,23,24,25).
En raison de la tendance actuelle à ne considérer l'épilepsie que comme un trouble purement neurologique, sa construction géniale d'un système des pulsions incluant un facteur e (épileptique) a été considérée comme obsolète et abandonnée à l'oubli.
La vie de van Gogh a fasciné beaucoup de monde tandis que sa maladie conservait l'aspect d'un puzzle.
La connaissance renouvelée des troubles mentaux liés à l'épilepsie peut apporter quelqu'éclaircissement sur la complexité d'un homme et d'un artiste hors du commun.
Si nous admirons les remarquables progrès de la science médicale moderne, ayons aussi la modestie de reconnaître qu'il y a plus d'un siècle, des médecins français ont été capables de porter un diagnostic exact sur une maladie qui jusqu'à ce jour est restée un puzzle.
Portrait du Docteur Rey,Arles,Janvier 1889.
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25.SZONDI L : Moses; Antwort auf Kain. Bern, Huber, 1973.
Dietrich BLUMER,M.D.
Professor of Psychiatry
University of Tennessee
Director of Neuropsychiatric Epi-Care Center
930 Madison Avenue
Memphis ,TN 38103
Le présent texte est le dernier chapitre d'un livre actuellement sous presse: Psychiatric Aspects of Epilepsy, Vol. 2, Blumer D. Editor, Washington DC, American Psychiatric Press.
Traduit de l'américain par Martine Stassart et Jean Mélon.
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